La Contribution unique de Marie-Hélène Aimé à la Prévention spécialisée
Le "bastion" du bd. Lefèbvre, où Marie-Hélène Aimé mena à bien l'une de ses premières missions avec la TVAS 15e
Lire le texte au format pdf
mha-prev.pdf | |
File Size: | 83 kb |
File Type: |
En juin 1974, Marie-Hélène Aimé fonda l’association de prévention spécialisée : la TVAS 15e. Pendant trente-trois années, elle était garante de l’orientation et de la continuité de l’action de l’association(1) auprès des générations successives de jeunes de deux secteurs du XVe arrondissement de Paris. Un travail atypique, autant dans sa conception, son mode d’action, que dans l’étendue de son impact sur la vie des quartiers. Le travail de Marie-Hélène Aimé et le style qu’elle y apporta laissèrent une profonde empreinte sur tous ceux qu’elle rencontra : jeunes, professionnels et politiques. Ce travail portait, certes, une marque singulière, incarnée par celle qui créa l’association et dirigea son action. Cependant, il s’agit aussi d’une œuvre dont les principes relèvent du transmissible. Il nous semble donc de la plus grande importance de préciser et d’approfondir ce qui relève de la mise en œuvre d’une pensée efficace, ainsi que nous cherchons à en témoigner dans ce qui suit.
L’Écrit
Après dix années d’expérience, Marie-Hélène Aimé entreprit la rédaction de son mémoire professionnel, où elle fit le bilan du chemin parcouru et formula l’orientation qui marqua son travail. Par la suite, elle eut lieu de regretter que l’action et la réflexion de la prévention spécialisée restassent largement en deçà de ce qu’elle y avait minutieusement élaboré et qu’elle cherchait à partager avec tous. Elle dut constater que jamais, au cours de ses années d’exercice, d’autres n’avaient cherché à approfondir, à prolonger ou à enrichir ces orientations : elle restait profondément sans interlocuteur, condamnée à entendre des discours qui ne dépassaient pas les bornes fixées par les mêmes constats ; l’expression d’un même consentement à l’inefficacité. La Prévention spécialisée stagnait, se refusant à la réflexion, à la confrontation des idées là où Marie-Hélène Aimé réclamait l’échange, le débat vivifiant – ce à quoi elle attribuait la hauteur philosophique de la « dispute » – dans une commune exigence. À peine eut-elle l’amère satisfaction de voir que, tout en exprimant un profond rejet de ses contributions écrites, les autorités administratives n’hésitaient pas à en prendre à leur compte des pans entiers, sans en nommer l’auteur…
Ce travail de réflexion n’a rien perdu de son actualité, bien au contraire : celle-ci s’est approfondie, à la mesure même de l’oubli et de l’indifférence dont il fait l’objet. Plus : l’actualité de ce texte demeure, face à la présence des théories scientistes de la manipulation pédagogique ou cognitiviste qui tiennent le haut du pavé à notre époque.
Certes, Marie-Hélène Aimé n’avait jamais envisagé de faire éditer son mémoire : elle ne cherchait pas à se faire connaître par l’écrit. Tenant toujours à rester « à la base », elle refusait de s’imposer dans l’arène politique ; là où, par le passé, elle avait su diriger, avec efficacité, certains mouvements de contestation. Son écriture prenait forme dans ses rapports avec d’autres, dans sa vie. Sa résistance à la publication était animée par le refus de laisser la réflexion se sédimenter dans des volumes écrits, faisant sien le terme forgé par Jacques Lacan pour désigner la lettre morte, justifiant l’oubli : « poubellication ». Cependant, dès lors que la voix s’est tue, l’écrit demeure un moyen de la faire résonner encore.
Une autre voie se dessine : l’appropriation de sa force symbolique pour en faire la cause et l’orientation des actions à venir.
La pensée
L’incomparable impact qu’eut le travail de Marie-Hélène Aimé reposait sur son rapport à la pensée et au langage. Elle était animée d’une pensée aiguë et incessante, qui engageait sa vie entièrement : tout ce qu’elle entreprenait était pensé, pesé, dans une orientation vers l’autre et un engagement de la parole donnée. Notamment, à l’entreprise de prévention spécialisée, elle sut donner une véritable cohérence institutionnelle et une efficacité opérationnelle.
Dans sa démarche, l’émulation au savoir occupait une place de choix. Les éducateurs étaient encouragés à se former et les jeunes se trouvaient entourés, dans les lieux d’accueil, de nombreux livres : dictionnaires, encyclopédies, livres spécialisés… Auprès de Marie-Hélène Aimé, la pensée s’adressait à tous : aux éducateurs, aux jeunes, aux partenaires professionnels, avec le même sérieux et la même haute exigence. Tous ceux avec qui Marie-Hélène Aimé entrait en contact bénéficiaient de cette orientation intellectuelle dont l’échange se sustentait.
Marie-Hélène Aimé évita – voire, détourna – le signifiant « éducatif », dans ce que celui-ci implique de total, d’idéal, d’englobant, bref : de fumeux et de quelconque. Son exigence intellectuelle ne pouvait se satisfaire du caractère nécessairement imprécis d’un terme qui repose sur l’amalgame des approches et des enjeux, ainsi qu’on a pu l’observer : « Aussi en vient-on toujours, quand on veut décrire des contenus éducatifs particuliers, à un à la fois […]. »(2). En effet, comment pourrait-on prétendre traiter du malaise réel qui atteint nombre de jeunes déstructurés en se référant à une mission qui représente le déni même du savoir, à une tâche qui « est indéfinie et indéterminée »(3) ? Cette conception de l’éducatif ne se limite pas à la prévention de la délinquance, bien que celle-ci prétende s’y « spécialiser ». La prétention pédagogiste se dissémine dans tous les discours médiatisés (informations télévisées, publicités municipales…) et la moralisation – avec son socle de culpabilisation – est généralisée (écologie, politiquement correct…). De ce fait, l’éducatif seul ne peut espérer offrir une prise réelle sur les jeunes qui se révoltent contre le quelconque – tout en le renforçant – par la mise en valeur de leur petite différence, par l’effet de bande…
Marie-Hélène Aimé était loin de cautionner un dispositif où « rien ne le distingue [le maître] en droit de qui que ce soit » (4). Très tôt, elle tenait à briser le carcan qui consiste à mettre « jeunes » et éducateurs en miroir, où l’on renvoie les « grands frères » issus des « quartiers » auprès des jeunes qui leur succèdent – sous prétexte qu’ils « se comprennent » «entre eux » –, reproduisant ainsi la répétition des comportements répressifs et violents, animés par le caprice.
Contrairement à ce que cette pente ségrégative et cet appui pris sur l’automatisme semblent offrir comme modèle, seul le savoir articulé au réel du sujet permet de cesser d’être ballotté par des impératifs politiques de paix sociale, au gré des préjugés et des modes. À cet effet, Marie-Hélène fédérait des personnes mues par une passion pour ce qu’ils pouvaient transmettre. Elle misait sur la contribution de partenaires habités par un désir singulier de produire, de créer et de partager leur enthousiasme. Aussi implantait-elle le savoir au cœur du dispositif éducatif, articulant l’intime au transmissible, afin de mettre à l’œuvre un savoir habité. Elle appelait cette démarche une « réponse à côté » : au lieu de répondre directement et ouvertement au symptôme présenté par les jeunes – contribuant à renforcer la répétition destructrice –, elle cherchait à éveiller leur curiosité et leur enthousiasme, leur ouvrant d’autres perspectives que celles sur lesquelles leur vie se refermait. Par ce biais, elle réussit à faire brèche dans le quelconque, où enjeux et aspirations se mélangent, dès lors que rien ne permet d’y avoir prise.
Par l’intervention de personnes eux-mêmes animées par la curiosité de savoir, les jeunes avaient leur appétence éveillée, attisée ; se dessinaient de nouvelles possibilités qui les interpellaient intimement, au point de les amener à une production qu’ils étaient « fiers de nommer » : c’est-à-dire qui émanait d’une singularité qu’ils pouvaient enfin assumer. Cette production les dessaisissait de la chose indifférenciée qui les immobilisait : ils pouvaient alors parler, au lieu de rejeter la faute sur l’Autre, au lieu d’être les artisans de leur propre rejet. Ainsi, si l’on remarque souvent que les gestes de violence viennent à la place d’une incapacité à parler, force est de constater qu’il s’agit moins d’une absence quantitative de vocabulaire – bien que celle-ci puisse être réelle – que d’une incapacité à assumer une parole subjective désormais détachée des sentences collectives d’où le singulier s’efface.
Écriture
Marie-Hélène Aimé ne publiait pas, mais elle écrivait. Ses rapports administratifs étaient riches d’instruction, d’une densité extrême, ordonnés par une nécessité en sorte que l’on n’en pût rien retirer sans tronquer la finesse de sa réflexion. En effet, la pensée n’était pas appelée à se suspendre sous prétexte de satisfaire aux demandes réputées subsidiaires des financeurs. Dans cette position, il ne s’agissait pas d’une méconnaissance du domaine administratif – Marie-Hélène Aimé était exceptionnellement qualifiée, et réalisait tous ses documents avec une minutie et une rigueur exemplaires – mais d’un refus de mépriser aucune des démarches engageant sa vie et son travail. Marie-Hélène Aimé estimait que la pensée devait être aussi rigoureuse dans les écritures à caractère « administratif » que dans la vie, que dans un travail universitaire. Les variations du cadre énonciatif n’impliquaient pas un quelconque relâchement dans la qualité intellectuelle. Marie-Hélène Aimé n’acceptait pas des barrières ou des cloisons qui signifieraient un mépris pour les destinataires de ses textes : son écriture restait d’une haute tenue, qu’elle soit adressée aux jeunes ou aux adultes. Elle représentait une invitation à la réflexion, une adresse qui construisait un Autre intelligent, volontaire, à la fois sans concession et ouvert d’esprit. À travers tous les documents que Marie-Hélène Aimé produisait, l’on discerne la même cohérence logique, la même rigueur de construction qui présidaient à la conduite de l’action de l’association sous tous ses aspects.
Langage et acte
L’écriture de Marie-Hélène Aimé ne se confinait pas dans limites de la page imprimée : sa vie était écriture, c’est-à-dire pensée et parole destinées à avoir la force de l’acte. Marie-Hélène Aimé s’était certes imprégnée de la pensée des groupes gauchistes et révolutionnaires des années 1970, auxquels on peut reconnaître cet idéal : « Le nom de Révolution […] ne disait qu’une chose : qu’il est possible que se conjoignent les gestes de la rébellion et l’activité de la pensée, à condition seulement que rébellion et pensée soient poussées à leur point extrême. » (5). L’idée de rébellion étant écartée, restait l’axiome fondamental : « […] une pensée est requise d’avoir des effets matériels. »(6). Marie-Hélène Aimé ne pouvait accepter qu’une pensée soit pure production d’un esprit qui se berce de sa propre musique, ou d’un individu qui s’entoure du doux bruissement de ses semblables. Sa réflexion théorique s’appliquait à chaque aspect de la vie et se devait d’être efficace. Il s’agit bien d’une « vision politique » mais dépouillée de l’idéologie, à laquelle Marie-Hélène Aimé renonça dès l’écriture de son mémoire professionnel. Bien entendu, cette rigueur lui permit de travailler en concertation avec des responsables politiques de tous bords, dans le respect de l’éthique.
Or, après la déconfiture des idéologies, l’unique lieu où la pensée puisse réellement prétendre à des effets matériels et où elle est convoquée à s’exercer avec la plus grande rigueur, c’est dans la psychanalyse. Cet axiome admet aussi l’inversion de ses termes : aucune efficacité ne saurait advenir sans une pensée des plus rigoureuses. L’on ne peut agir efficacement dans le sens de l’éthique en déniant ou en occultant la réelle complexité de l’humain. Certes, l’idéologie revendique l’efficacité, mais elle le fait dans l’objectif de soutenir son idéal, et au prix de la parole du sujet désirant supposé à chacun.
Ce que la pensée aborde comme « complexité » ne s’apparente pas à une dispersion rhizomatique de l’existence, destinée à conforter les dérobades. Bien au contraire, elle trouve son socle dans l’irréductible singularité du sujet, ainsi que le précise Jean-Claude Milner : « Il y a sûrement des pensées qui ont des effets matériels. Ce sont des singularités. »(7). Il ne s’agit aucunement d’une politique générale, reproductible à l’aide de recettes ou de méthodes préétablies : « […] la politique est politique du sujet. Je tiens qu’il s’agit alors de l’éthique et plus précisément de l’éthique du maximum. » (8).
Cette pensée capable d’exercer des effets matériels se réalise dans une parole orientée par l’adresse à l’autre : à cette condition, elle conserve le caractère singulier qui lui confère sa force agissante. Par cette fonction de l’adresse, la parole opère comme appel, désignant ce à quoi on appelle l’autre. La tenue que Marie-Hélène Aimé exigeait de l’adresse était un don qui habillait son destinataire, le dotant aussitôt d’une identité inattendue : l’interlocuteur se voyait représenté de manière nouvelle et valorisante dans le regard et la parole. De cette réflexion conséquente, émanait la pratique d’annoncer les activités et de donner les rendez-vous au moyen de lettres adressées aux jeunes. Le nom figurant sur l’enveloppe donnait corps à leur existence symbolique : ce que l’on constatait lorsqu’une fausse adresse avait été donnée pour conforter l’esquive ! Le texte de la lettre et du programme, présenté avec une élégance qui témoignait d’un constant souci esthétique, portait la marque du précieux, appelant son destinataire à se voir, dans sa vie, autrement. Cette adresse le surprenait, convoquant le jeune à un destin qui échappât à la répétition destructrice : une brèche faisait jour dans le circuit fermé formé par la dyade revendication/satisfaction.
En somme, la fonction primordiale dévolue à l’adresse est la conséquence du fait que, dans le langage, rien n’offre de garantie à la synonymie (9) : deux énoncés, formulés différemment, ne veulent pas dire « la même chose ». Ce principe informe un refus de l’indifférence et de l’indifférenciation. « Il n’y a pas de métalangage », dit-on. Ainsi, il n’y a aucun moyen d’assimiler, l’une à l’autre, deux adresses, deux manières de parler : rien ne permet d’instaurer un système d’équivalences capable d’annuler l’écart qui les sépare. Les conséquences en sont d’ordre éminemment pratique : alors qu’une fonction peut être occupée diversement par un tel ou un tel, aucune personne n’est substituable à un autre. La parole est acte. Elle s’adresse à la singularité désirante de l’autre – pour la secouer et l’éveiller – et elle réclame, de la part de celui qui assume avec sérieux sa mission auprès du jeune, la mise en jeu de sa propre singularité, au-delà de ce que la loi et les règlements peuvent exiger du simple « travailleur social ».
Échapper à l’emprise de « la réalité »
Dans son mémoire professionnel – son titre en entier : De l’aporie de l’idéologie à l’avènement du concept dans l’objet de l’acte éducatif, géré au sein d’une entreprise sociale de prévention spécialisée –, Marie-Hélène Aimé mettait en valeur la place primordiale du concept. Dans cette orientation, il s’agissait d’inscrire un fléchissement structurant à la tyrannie du purement factuel. En effet, la vision sociologique détermine en grande partie la perception en prévention spécialisée : les phénomènes ressortissant au dysfonctionnement des populations, des familles et des individus sont abordés alternativement comme expression des injustices sociales et comme défaillance des déviants. Cependant, à défaut d’un outil conceptuel permettant d’appréhender ces signes du malaise dans leur portée et dans l’enjeu qui les définit, le travailleur social se retrouve seul face à des faits qui ne peuvent que conforter ses préjugés : les phénomènes bruts viennent envelopper une orientation subjective tacite qui résiste à toute délimitation et à la précision conceptuelle. La suprématie affirmée des faits représente, en effet, un piège, comme le souligne Jean-Claude Milner : « Se soumettre aux faits, s’incliner devant la nécessité, respecter ce qui, d’être une fois, a nécessairement toujours été : tel est le secret des réalismes, tant politiques qu’esthétiques. » (10).
Le préjugé, sur le plan personnel, devient idéologie – généralement, elle aussi, non-dite – sur le plan de la collectivité. En effet, sans orientation conceptuelle, comment discerner ce qui anime les diverses demandes auxquelles le travailleur peut faire l’objet – de la part de l’État, de la société, de la politique –, si ce n’est en simplement opposant une autre idéologie de fortune, bricolée à partir de son propre vécu et des discours ambiants ? Le travailleur ne peut que se vouer à suivre des injonctions contradictoires, ballotté par les effets de mode. Certes, il y trouvera peut-être son compte, dans un interminable travail de Sisyphe, reconnaissant, dans l’inefficacité et l’échec répété, la confirmation du caractère irremplaçable de son sacerdoce. Mais ce n’est pas, là, ce qui peut donner la mesure de l’humain.
Or, le parti-pris conceptuel s’oppose radicalement à ce qu’il faut reconnaître comme une forme de positivisme : « Le positivisme […] c’est la croyance à l’absolu du fait, et alors les concepts apparaissent, dit Heidegger, comme de simples expédients. » Or à l’époque moderne, le philosophe Heidegger renverse cette proposition, affirmant : « Un fait n’est ce qu’il est qu’à la lumière du concept qui le fonde. » (11). On peut aussi lui opposer le mode fictionnel de l’allégorie que nous transmet la littérature et qui supporte des créations aussi exigeantes et dépouillées que celles d’un Samuel Beckett : « Une fois que l’on entre dans l’allégorie, on nous dit que le monde pourrait être comme cela mais, en même temps, le monde n’est pas comme cela. » (12).
Grâce à cette optique, il s’agit de dépasser l’interminable litanie des faits observés pour accéder à une orientation qui permettra de les lire et, partant, de les traiter. Car se contenter d’orienter son action en fonction des simples « faits », c’est se soumettre au couple demande/satisfaction, s’enfermer dans leur cercle enchanté. Or, la pratique démontre que le sujet est mu par un désir qui ne saurait se satisfaire de l’adhésion à la simple demande : « Qu’il y ait un au-delà des demandes, voilà donc ce sur quoi il ne convient pas de fléchir, et ne pas céder sur son désir, c’est d’abord ne pas céder sur le réel qu’il y en ait. » (13).
Dès lors, le réel subjectif se situe en extériorité par rapport au vernis des faits bruts, étant identifiable à la fenêtre qui permet de les interpréter : « […] le corrélat du cadre de la fenêtre, c’est le sujet voyant. » (14). C’est à partir de ce cadre structurant que le concept permet de saisir le sujet : simultanément et diversement celui qui s’adresse à la prévention et celui qui accueille cette demande. Ce mouvement qui réunit les partenaires au moyen de l’adresse se définit ainsi : « Tout cadre est à la fois marque du regardeur et appel au regard. » (15). Un tel cadre doit donc donner à la Prévention son mordant conceptuel, l’orientant sur la réalité du sujet, là où celui-ci reste réfractaire aux injonctions, où il se révèle à jamais capable de dépasser de tous les déterminismes.
Reconnaître à la pensée sa vocation à avoir des effets réels suffit pour bannir tout soupçon du verbiage : la pensée est appelée à toucher tous les domaines de la vie, à tout attirer dans son cercle, sans réserve. Marie-Hélène Aimé ne ménageait aucune distinction entre son travail dans l’aire sociale et ce qu’elle pratiquait dans d’autres domaines de sa vie : unité dont elle témoigne dans son mémoire. Elle soumettait tous ses propres actes à la réflexion, scrutant et pesant non seulement les conséquences, mais aussi les « conséquences des conséquences », dans ce que celles-ci ont de proprement inimaginable pour un sujet. Ces conséquences démultipliées de manière exponentielle, qui ne peuvent qu’échapper à notre contrôle, sont ce dont il est le plus facile de se dédouaner, puisque personne ne songerait à nous en tenir rigueur. Cependant, Marie-Hélène Aimé n’hésitait jamais à les assumer. Il était primordial, pour elle, de discerner la place qu’elle occupait subjectivement dans toutes ses actions, la signification que celles-ci pouvaient avoir pour elle, pour son orientation et son investissement dans la vie.
Mue par cette rigueur issue d’une expérience aiguë de l’importance de tous nos actes, elle était sans concession devant la violence, la couardise et le refus de savoir manifestés par les jeunes qui s’enferment dans la déviance. Elle n’excusait pas les actes de délinquance sous prétexte qu’ils seraient la simple réaction à une attitude hostile émanant de la société ambiante : elle récusait une telle vision binaire et complaisante. Fidèle aux jeunes, au un par un, jusque dans les comparutions devant les tribunaux, elle était aussi intransigeante avec eux qu’avec certaines provocations policières ou, encore, les injonctions – pourtant faisant partie de la mission institutionnelle – de produire la quiétude sociale. Là encore, il n’y avait pas de domaine réservé, pas de « métalangage » justifiant un tableau faussement universel qui conforterait l’arbitraire des préjugés éducatifs.
Le refus de se soumettre à la réalité ambiante – telle que celle-ci se simplifie dans l’intérêt de la consommation de masse dans le discours du journal ou de la politique – émanait d’une prise directe sur la réalité subjective. Loin de se plier au convenu et aux idées reçues, Marie-Hélène Aimé prenait des risques réfléchis.
Un exemple concret se trouve dans les « séjours autonomes » qu’elle institua : afin de ménager une transition pour certains jeunes – appelés, en raison de leur âge, à cesser leur prise en charge –, elle organisait des séjours financés par l’association (transport et hébergement), mais dont les frais sur place devaient être assurés par les jeunes eux-mêmes. Le seul accompagnement passait par la parole, lors de la préparation puis, durant le séjour, par téléphone. Les jeunes se trouvaient alors seuls responsables de la réussite ou de l’échec de leur séjour. Moment de « sevrage » où les jeunes prenaient la mesure à la fois de la séparation et de la consistance de la parole d’un autre qui ne cessait d’être à leurs côtés.
Alors que le domaine de la réalité et du « possible » se limite au cercle clos de la demande et de la satisfaction, Marie-Hélène Aimé s’efforçait de resituer le possible sur son fond de son envers : l’impossible. Dans ce contexte, ce qui se nomme « risque » désigne ce qu’elle misait matériellement pour que l’autre pût accéder à une préhension de ce qu’il en était de son désir, de ses réelles aspirations. Marie-Hélène Aimé savait qu’il faut désirer et risquer pour l’autre, afin que celui-ci puisse loger son désir dans la brèche ainsi ouverte dans son univers confiné. À partir de cette ouverture, une fois que le sujet réussit à formuler des demandes – qui, jusqu’alors, restaient cachées derrière des revendications dictées par des représentations collectives –, il pourra un jour, à son tour, prendre les risques grâce auxquels son propre désir trouvera expression et consistance.
Cette approche, que Marie-Hélène Aimé exemplifiait, est tout le contraire d’une position surplombante où l’intervenant serait délesté de sa responsabilité. Désormais, c’est le désir du travailleur social qui est en cause ; et la réalité de ce désir – ou, a contrario, son peu de réalité… – est nécessairement lisible dans ses effets. Loin d’être une conception abstraite, il s’agit d’une approche des plus concrètes, dont les modalités restent ouvertes à l’échange en contrôle et en évaluation.
Le Précieux et l’occasion
Le précieux faisait partie intégrante de l’éthique de Marie-Hélène et de sa manière de s’adresser à l’autre. Elle se révoltait contre toute velléité de céder au misérabilisme, qui ne peut avoir qu’une conséquence : le ravalement de la mise subjective. Elle affirmait que ce qu’il faut promouvoir de qualité, dans les relations humaines, se doit d’incorporer une dimension de création et de beauté.
Son constant souci d’esthétique s’articulait dans l’importance de miser sur « du précieux pour arrimer le symbolique ». Une question également de savoir, emblématisée dans l’intérêt qu’elle exprimait pour les Précieuses du XVIIe siècle… Aussi théorisait-elle la nécessité d’« un support suffisamment précieux pour éveiller la curiosité, susciter le désir et arrimer une mise au travail ». Loin de se mettre au diapason de l’image des « cités », le travail de prévention devait porter la marque d’un « style » où la singularité de chacun trouverait sa place. C’est à la lumière de ce souci constant d’esthétique que le travail de Marie-Hélène Aimé rejoignait l’énoncé de Victor Hugo, dans le titre de son œuvre L’Utilité du beau, texte qui contient sa formulation théorique : « […] la forme, c’est le fond ».
Non un précieux accessoire, non un goût du luxe, de l’éclat ou du faire-valoir, destinés à recouvrir une absence de consistance : Marie-Hélène Aimé récusait de telles valeurs. Le précieux en question la soutenait de manière vitale, la poussait à la recherche d’objets de beauté portant la marque de la création, l’empreinte de la singularité, comme le pointe le titre du livre de François Cheng : Toute beauté est singulière (16).
Dans son travail avec les jeunes, la dimension du précieux intervenait non seulement dans l’exigence d’activités qui aient une tenue ou, à une époque, des voyages réguliers à Londres pour ceux participant à l’atelier d’anglais – événements exceptionnels qui aimantaient les aspirations de beaucoup d’entre eux –, mais aussi dans les énoncés empreints de poésie, formant le titre des programmes adressés aux jeunes, témoins de la recherche de signifiants susceptibles d’éveiller le désir. Le cachet du beau marque ce qui, du sujet, s’excepte du ravalement de la série, face auquel beaucoup de jeunes cèdent à la tentation de faire bande comme refuge et comme manière de se doter d’une individualité de rechange.
Son maniement du précieux se manifestait avec éclat dans les fêtes que Marie-Hélène Aimé organisait, tant avec les familles, les jeunes et les résidents du quartier, que pour d’autres groupes de professionnels. Au-delà de son efficacité reconnue dans le domaine de l’organisation, Marie-Hélène y faisait œuvre de création ; non seulement en concevant des décors et des tables, marqués par leur éclat et leur harmonie mais, en organisant un événement convivial, elle créait une communauté où la parole circulait et où, dans la confiance, l’ouverture et l’enthousiasme, le savoir s’élaborait. À ses yeux, le savoir ne peut être une chose pétrifiée, réservée à un cercle d’initiés : il se doit d’être ancré dans la vie, enraciné dans le réel et articulé au lien entre individus. Ce précieux-là était destiné à souder et à consolider les liens. Porté par l’esprit de générosité qui lui offre un lieu où s’épanouir, le savoir s’élabore, s’échange et se partage.
La fête n’est pas simple dépense et loisir : elle recèle un principe d’efficacité. Elle donne – comme fruit d’une élaboration – à l’occasion sa singularité absolue, son caractère irremplaçable. Elle signe ce qui a eu lieu, ce qui nous a saisis et transportés dans l’enthousiasme, dévoilant que nous avons été amenés à dire et à découvrir et qui nous a surpris. La fête nous laisse, après, avec le sentiment d’une perte de ce qui nous échappe irrémédiablement mais qui, aussi, peut nous revenir sous une forme renouvelée. La fête est l’occasion créée, provoquée, où du contingent peut advenir : de l’imprévue, du non imaginé.
Comme le théâtre – conformément à la pensée et la pratique de Corneille – et comme le jeu, elle représente une activité éminemment libérale : « Libérale parce qu’elle ne peut pas se penser si on ne fait pas l’hypothèse d’un sujet libre et désintéressé, qui prend du plaisir à s’abstraire du réel, à occuper un position en retrait laquelle s’apparente, d’une part à la position esthétique, de l’autre à la position spéculative du chercheur. » (17).
Dans les fêtes créées par Marie-Hélène Aimé, s’exprimait la volonté décidée de construire un monde où les irréductibles différences puissent informer des échanges, où elles puissent en être la cause ; des échanges rendus possibles par une rupture d’avec l’inertie des haines, des rancunes, des vœux de destruction. L’entreprise « éducative », dans ce contexte, est tout le contraire d’un effort d’adaptation qui, elle, repose sur le déni du désir. Pour Marie-Hélène Aimé, éduquer signifiait non pas rendre les personnes conformes, les rendre inoffensives mais, avec le non-conforme de chaque sujet, faire lien. Il s’agissait de produire la contingence par laquelle le désir absolument réfractaire de chacun pût s’articuler au champ du collectif. Dans les mots de Marie-Hélène Aimé : «[…] force est de constater que, dans la fête et par la fête, ce qui était distendu se conjoint dans un dialogue renouvelé.» (18).
Si la fête était l’occasion exceptionnelle, les moments de convivialité avec les jeunes étaient constants : celle-ci ne visait pas à nourrir une trompeuse impression de complicité et de parité. Une réelle convivialité ne peut se concevoir que dès lors que l’on institue un cadre des plus rigoureux, où le savoir et l’engagement dans la parole se trouvent à l’honneur. À ces moments, la transmission occupait une place essentielle : Marie-Hélène Aimé relatait anecdotes, incidents saillants propres à chacun. Ainsi, à des jeunes privés d’une inscription symbolique, portés par les injonctions de l’éphémère à la mode, Marie-Hélène Aimé restituait un passé et une historicité – des épisodes marquants de leur rencontre avec l’association – afin que chacun pût s’approprier son propre passé et y voir la marque de sa singularité portée par un autre de confiance.
Un style
À son travail en prévention spécialisée, Marie-Hélène Aimé inscrivit ce qu’elle appelait un style : non pas une collection de tics traduisant une fixation identitaire mais ce qu’elle définissait comme une manière de faire avec la chose intraitable en chacun. Dans le style se trouvaient noués le précieux de l’esthétique, la rigueur et la fidélité dans la parole et un regard constant sur le réel subjectif.
Marie-Hélène Aimé répondit, dans ses projets, dans ses paroles et ses actes, à l’exigence formulée par Jean-Claude Milner, constatant la défection de la modernité face aux aspirations d’imprimer un infléchissement réel au monde ; défection qui prend le nom de la métonymie et du prosaïsme du « journal » :
Que quelque chose du journal ait lieu et que cela puisse se dire dans une langue délivrée du journal, j’en sais pour qui cela se dit « pensée », d’autres pour qui cela se dit « roman » […] quoi que ce soit d’autre en cette fonction sont cela au regard de quoi l’aujourd’hui peut encore compter. Au regard de quoi il est des passants considérables. C’est-à-dire que les jours sont distinguibles. Que l’ennui n’a pas définitivement resplendi. Que la prose est possible. (19)
Marie-Hélène Aimé répondit pleinement au vœu exprimé par ce penseur, au possible dont il fixe les linéaments. Pour la Prévention, Marie-Hélène Aimé brisa le carcan du quelconque, pour y restituer l’indépassable réalité du sujet : elle délivra la prévention de son malheur de travail éducatif.
Son œuvre fut récompensée par les honneurs (20), le résultat du travail et du désir d’une seule, de la singularité d’un désir. Un exemple atypique qui ne cadrait pas avec les normes mais qui, par son sérieux, son exigence, et son éthique répondait au centuple aux visées de la prévention. Une telle approche atypique n’obtient pas – loin s’en faut – l’adhésion de tous : l’on n’est pas toujours apprécié si, par la réalité de son désir, l’on met l’autre en demeure d’interroger ses propres pratiques. Cependant, la preuve est là : l’efficacité où seule, comme force dynamique, Marie-Hélène Aimé réussit à porter sa marque sur des quartiers et sur des générations successives. Il n’est pas interdit – bien au contraire – de tirer enseignement d’un cas singulier.
On dira que ce que Marie-Hélène Aimé réalisa reste « inimitable » : certes, ce qu’elle entreprit et ce qu’elle réalisa reste exceptionnel. Cette qualité ne doit, cependant, pas faire prétexte à aucun de se dédouaner de son devoir. De même que l’on ne peut, par définition, « reproduire » la singularité, il faut la réinventer pour soi. Celle-ci ouvre à la série : elle la fonde. À chacun de se pencher sur soi-même pour voir comment répondre à une formidable ouverture – le trait ouvrant le cadre – qui réordonne nos perspectives. Marie-Hélène Aimé ne cessa de montrer un exemple éblouissant et l’un de ses préoccupations primordiales était de transmettre, de faire enseignement. Ce qui laisse la charge à chacun de relever l’esprit de ce qu’elle a fait, avec les moyens qu’elle a élaborés, dans le style qu’il incombe à chacun de découvrir (21).
1. Le sigle TVAS était hérité des prêtres ouvriers qui travaillaient auprès des jeunes, après la Seconde Guerre mondiale, dans les quartiers nord de Paris délimités par les squares et stations de métro : Trinité, Vintimille, Anvers et Sacré-Cœur. Les instances de tutelle des clubs et équipes de Prévention spécialisée sont Paris (ville et Département) et le Bureau des Activités de Prévention pour la Jeunesse, au sein de la Dases (Direction générale de l’Action sociale et de la Santé).
2. Jean-Claude Milner, De l’école, Paris, Seuil, 1984, p. 57.
3. Idem, p. 57.
4. Idem, p. 58.
5. Jean-Claude Milner, « Constat », in Constats, Paris, Gallimard (« Folio ; essais »), 2002, p. 15.
6. Idem, p. 19.
7. Idem, p. 56.
8. Idem, p. 59.
9. Voir Jean-Claude Milner, Les Noms indistincts, Paris, Verdier (« Verdier poche »), 2007, p. 48 s.
10. Idem, p. 21.
11. Cours de Jacquer-Alain Miller du 23 janvier 2008 (inédit).
12. François Regnault, « Situations du théâtre : passe, impair et manque », (http://www.positions.fr/2/textes/regnault.htm). On se reportera aussi avec profit aux analyse de Catherine Kintzler de l’idée de « désinvestissement » dans le théâtre : « Cette étrange humanité du théâtre tragique ne se forme pas en effet par ressemblance et différence de proche en proche, car cela ne peut guère former que des groupes hasardeux, de simples attroupements coutumiers : elle s’autorise par son étrangeté même d’un principe profond de similitude qui rend chacun de nous, au parterre du théâtre, inquiet et soucieux de lui-même, découvrant que l’étrangeté réside en son propre sein. » (« Classicisme et violence : du désinvestissement à l'authenticité ». http://www.mezetulle.net/article-25445225.html)
13. Jean-Claude Milner, Les Noms indistincts, op. cit., p. 120.
14. Gérard Wajcman, L’Objet du siècle, Paris, Verdier (« Philia »), 2004, p. 153.
15. Idem, p. 153.
16. François Cheng, Toute beauté est singulière, Paris, Phœbus, 2004.
17. Catherine Kintzler, « Sport, jeu, fiction et liberté : Lecture de W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec », (http://www.mezetulle.net/article-3029425-6.html).
18. Extrait du Rapport d’activité pour l’année 2005.
19. Jean-Claude Milner, « Mallarmé au tombeau » in Constats, op. cit., p. 218 cf. p. 208. Milner y fait une remarquable analyse du sonnet de Mallarmé « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui ».
20. Marie-Hélène Aimé fut nommée au grade de Chevalier dans l’Ordre national du Mérite (1994), et dans l’Ordre des Palmes académiques (2003).
21. Notons ici que les assauts conjugués des instances – communément réputées tutélaires – sont enfin parvenus, en 2009, à mettre fin à l’association fondée par Marie-Hélène Aimé.
L’Écrit
Après dix années d’expérience, Marie-Hélène Aimé entreprit la rédaction de son mémoire professionnel, où elle fit le bilan du chemin parcouru et formula l’orientation qui marqua son travail. Par la suite, elle eut lieu de regretter que l’action et la réflexion de la prévention spécialisée restassent largement en deçà de ce qu’elle y avait minutieusement élaboré et qu’elle cherchait à partager avec tous. Elle dut constater que jamais, au cours de ses années d’exercice, d’autres n’avaient cherché à approfondir, à prolonger ou à enrichir ces orientations : elle restait profondément sans interlocuteur, condamnée à entendre des discours qui ne dépassaient pas les bornes fixées par les mêmes constats ; l’expression d’un même consentement à l’inefficacité. La Prévention spécialisée stagnait, se refusant à la réflexion, à la confrontation des idées là où Marie-Hélène Aimé réclamait l’échange, le débat vivifiant – ce à quoi elle attribuait la hauteur philosophique de la « dispute » – dans une commune exigence. À peine eut-elle l’amère satisfaction de voir que, tout en exprimant un profond rejet de ses contributions écrites, les autorités administratives n’hésitaient pas à en prendre à leur compte des pans entiers, sans en nommer l’auteur…
Ce travail de réflexion n’a rien perdu de son actualité, bien au contraire : celle-ci s’est approfondie, à la mesure même de l’oubli et de l’indifférence dont il fait l’objet. Plus : l’actualité de ce texte demeure, face à la présence des théories scientistes de la manipulation pédagogique ou cognitiviste qui tiennent le haut du pavé à notre époque.
Certes, Marie-Hélène Aimé n’avait jamais envisagé de faire éditer son mémoire : elle ne cherchait pas à se faire connaître par l’écrit. Tenant toujours à rester « à la base », elle refusait de s’imposer dans l’arène politique ; là où, par le passé, elle avait su diriger, avec efficacité, certains mouvements de contestation. Son écriture prenait forme dans ses rapports avec d’autres, dans sa vie. Sa résistance à la publication était animée par le refus de laisser la réflexion se sédimenter dans des volumes écrits, faisant sien le terme forgé par Jacques Lacan pour désigner la lettre morte, justifiant l’oubli : « poubellication ». Cependant, dès lors que la voix s’est tue, l’écrit demeure un moyen de la faire résonner encore.
Une autre voie se dessine : l’appropriation de sa force symbolique pour en faire la cause et l’orientation des actions à venir.
La pensée
L’incomparable impact qu’eut le travail de Marie-Hélène Aimé reposait sur son rapport à la pensée et au langage. Elle était animée d’une pensée aiguë et incessante, qui engageait sa vie entièrement : tout ce qu’elle entreprenait était pensé, pesé, dans une orientation vers l’autre et un engagement de la parole donnée. Notamment, à l’entreprise de prévention spécialisée, elle sut donner une véritable cohérence institutionnelle et une efficacité opérationnelle.
Dans sa démarche, l’émulation au savoir occupait une place de choix. Les éducateurs étaient encouragés à se former et les jeunes se trouvaient entourés, dans les lieux d’accueil, de nombreux livres : dictionnaires, encyclopédies, livres spécialisés… Auprès de Marie-Hélène Aimé, la pensée s’adressait à tous : aux éducateurs, aux jeunes, aux partenaires professionnels, avec le même sérieux et la même haute exigence. Tous ceux avec qui Marie-Hélène Aimé entrait en contact bénéficiaient de cette orientation intellectuelle dont l’échange se sustentait.
Marie-Hélène Aimé évita – voire, détourna – le signifiant « éducatif », dans ce que celui-ci implique de total, d’idéal, d’englobant, bref : de fumeux et de quelconque. Son exigence intellectuelle ne pouvait se satisfaire du caractère nécessairement imprécis d’un terme qui repose sur l’amalgame des approches et des enjeux, ainsi qu’on a pu l’observer : « Aussi en vient-on toujours, quand on veut décrire des contenus éducatifs particuliers, à un à la fois […]. »(2). En effet, comment pourrait-on prétendre traiter du malaise réel qui atteint nombre de jeunes déstructurés en se référant à une mission qui représente le déni même du savoir, à une tâche qui « est indéfinie et indéterminée »(3) ? Cette conception de l’éducatif ne se limite pas à la prévention de la délinquance, bien que celle-ci prétende s’y « spécialiser ». La prétention pédagogiste se dissémine dans tous les discours médiatisés (informations télévisées, publicités municipales…) et la moralisation – avec son socle de culpabilisation – est généralisée (écologie, politiquement correct…). De ce fait, l’éducatif seul ne peut espérer offrir une prise réelle sur les jeunes qui se révoltent contre le quelconque – tout en le renforçant – par la mise en valeur de leur petite différence, par l’effet de bande…
Marie-Hélène Aimé était loin de cautionner un dispositif où « rien ne le distingue [le maître] en droit de qui que ce soit » (4). Très tôt, elle tenait à briser le carcan qui consiste à mettre « jeunes » et éducateurs en miroir, où l’on renvoie les « grands frères » issus des « quartiers » auprès des jeunes qui leur succèdent – sous prétexte qu’ils « se comprennent » «entre eux » –, reproduisant ainsi la répétition des comportements répressifs et violents, animés par le caprice.
Contrairement à ce que cette pente ségrégative et cet appui pris sur l’automatisme semblent offrir comme modèle, seul le savoir articulé au réel du sujet permet de cesser d’être ballotté par des impératifs politiques de paix sociale, au gré des préjugés et des modes. À cet effet, Marie-Hélène fédérait des personnes mues par une passion pour ce qu’ils pouvaient transmettre. Elle misait sur la contribution de partenaires habités par un désir singulier de produire, de créer et de partager leur enthousiasme. Aussi implantait-elle le savoir au cœur du dispositif éducatif, articulant l’intime au transmissible, afin de mettre à l’œuvre un savoir habité. Elle appelait cette démarche une « réponse à côté » : au lieu de répondre directement et ouvertement au symptôme présenté par les jeunes – contribuant à renforcer la répétition destructrice –, elle cherchait à éveiller leur curiosité et leur enthousiasme, leur ouvrant d’autres perspectives que celles sur lesquelles leur vie se refermait. Par ce biais, elle réussit à faire brèche dans le quelconque, où enjeux et aspirations se mélangent, dès lors que rien ne permet d’y avoir prise.
Par l’intervention de personnes eux-mêmes animées par la curiosité de savoir, les jeunes avaient leur appétence éveillée, attisée ; se dessinaient de nouvelles possibilités qui les interpellaient intimement, au point de les amener à une production qu’ils étaient « fiers de nommer » : c’est-à-dire qui émanait d’une singularité qu’ils pouvaient enfin assumer. Cette production les dessaisissait de la chose indifférenciée qui les immobilisait : ils pouvaient alors parler, au lieu de rejeter la faute sur l’Autre, au lieu d’être les artisans de leur propre rejet. Ainsi, si l’on remarque souvent que les gestes de violence viennent à la place d’une incapacité à parler, force est de constater qu’il s’agit moins d’une absence quantitative de vocabulaire – bien que celle-ci puisse être réelle – que d’une incapacité à assumer une parole subjective désormais détachée des sentences collectives d’où le singulier s’efface.
Écriture
Marie-Hélène Aimé ne publiait pas, mais elle écrivait. Ses rapports administratifs étaient riches d’instruction, d’une densité extrême, ordonnés par une nécessité en sorte que l’on n’en pût rien retirer sans tronquer la finesse de sa réflexion. En effet, la pensée n’était pas appelée à se suspendre sous prétexte de satisfaire aux demandes réputées subsidiaires des financeurs. Dans cette position, il ne s’agissait pas d’une méconnaissance du domaine administratif – Marie-Hélène Aimé était exceptionnellement qualifiée, et réalisait tous ses documents avec une minutie et une rigueur exemplaires – mais d’un refus de mépriser aucune des démarches engageant sa vie et son travail. Marie-Hélène Aimé estimait que la pensée devait être aussi rigoureuse dans les écritures à caractère « administratif » que dans la vie, que dans un travail universitaire. Les variations du cadre énonciatif n’impliquaient pas un quelconque relâchement dans la qualité intellectuelle. Marie-Hélène Aimé n’acceptait pas des barrières ou des cloisons qui signifieraient un mépris pour les destinataires de ses textes : son écriture restait d’une haute tenue, qu’elle soit adressée aux jeunes ou aux adultes. Elle représentait une invitation à la réflexion, une adresse qui construisait un Autre intelligent, volontaire, à la fois sans concession et ouvert d’esprit. À travers tous les documents que Marie-Hélène Aimé produisait, l’on discerne la même cohérence logique, la même rigueur de construction qui présidaient à la conduite de l’action de l’association sous tous ses aspects.
Langage et acte
L’écriture de Marie-Hélène Aimé ne se confinait pas dans limites de la page imprimée : sa vie était écriture, c’est-à-dire pensée et parole destinées à avoir la force de l’acte. Marie-Hélène Aimé s’était certes imprégnée de la pensée des groupes gauchistes et révolutionnaires des années 1970, auxquels on peut reconnaître cet idéal : « Le nom de Révolution […] ne disait qu’une chose : qu’il est possible que se conjoignent les gestes de la rébellion et l’activité de la pensée, à condition seulement que rébellion et pensée soient poussées à leur point extrême. » (5). L’idée de rébellion étant écartée, restait l’axiome fondamental : « […] une pensée est requise d’avoir des effets matériels. »(6). Marie-Hélène Aimé ne pouvait accepter qu’une pensée soit pure production d’un esprit qui se berce de sa propre musique, ou d’un individu qui s’entoure du doux bruissement de ses semblables. Sa réflexion théorique s’appliquait à chaque aspect de la vie et se devait d’être efficace. Il s’agit bien d’une « vision politique » mais dépouillée de l’idéologie, à laquelle Marie-Hélène Aimé renonça dès l’écriture de son mémoire professionnel. Bien entendu, cette rigueur lui permit de travailler en concertation avec des responsables politiques de tous bords, dans le respect de l’éthique.
Or, après la déconfiture des idéologies, l’unique lieu où la pensée puisse réellement prétendre à des effets matériels et où elle est convoquée à s’exercer avec la plus grande rigueur, c’est dans la psychanalyse. Cet axiome admet aussi l’inversion de ses termes : aucune efficacité ne saurait advenir sans une pensée des plus rigoureuses. L’on ne peut agir efficacement dans le sens de l’éthique en déniant ou en occultant la réelle complexité de l’humain. Certes, l’idéologie revendique l’efficacité, mais elle le fait dans l’objectif de soutenir son idéal, et au prix de la parole du sujet désirant supposé à chacun.
Ce que la pensée aborde comme « complexité » ne s’apparente pas à une dispersion rhizomatique de l’existence, destinée à conforter les dérobades. Bien au contraire, elle trouve son socle dans l’irréductible singularité du sujet, ainsi que le précise Jean-Claude Milner : « Il y a sûrement des pensées qui ont des effets matériels. Ce sont des singularités. »(7). Il ne s’agit aucunement d’une politique générale, reproductible à l’aide de recettes ou de méthodes préétablies : « […] la politique est politique du sujet. Je tiens qu’il s’agit alors de l’éthique et plus précisément de l’éthique du maximum. » (8).
Cette pensée capable d’exercer des effets matériels se réalise dans une parole orientée par l’adresse à l’autre : à cette condition, elle conserve le caractère singulier qui lui confère sa force agissante. Par cette fonction de l’adresse, la parole opère comme appel, désignant ce à quoi on appelle l’autre. La tenue que Marie-Hélène Aimé exigeait de l’adresse était un don qui habillait son destinataire, le dotant aussitôt d’une identité inattendue : l’interlocuteur se voyait représenté de manière nouvelle et valorisante dans le regard et la parole. De cette réflexion conséquente, émanait la pratique d’annoncer les activités et de donner les rendez-vous au moyen de lettres adressées aux jeunes. Le nom figurant sur l’enveloppe donnait corps à leur existence symbolique : ce que l’on constatait lorsqu’une fausse adresse avait été donnée pour conforter l’esquive ! Le texte de la lettre et du programme, présenté avec une élégance qui témoignait d’un constant souci esthétique, portait la marque du précieux, appelant son destinataire à se voir, dans sa vie, autrement. Cette adresse le surprenait, convoquant le jeune à un destin qui échappât à la répétition destructrice : une brèche faisait jour dans le circuit fermé formé par la dyade revendication/satisfaction.
En somme, la fonction primordiale dévolue à l’adresse est la conséquence du fait que, dans le langage, rien n’offre de garantie à la synonymie (9) : deux énoncés, formulés différemment, ne veulent pas dire « la même chose ». Ce principe informe un refus de l’indifférence et de l’indifférenciation. « Il n’y a pas de métalangage », dit-on. Ainsi, il n’y a aucun moyen d’assimiler, l’une à l’autre, deux adresses, deux manières de parler : rien ne permet d’instaurer un système d’équivalences capable d’annuler l’écart qui les sépare. Les conséquences en sont d’ordre éminemment pratique : alors qu’une fonction peut être occupée diversement par un tel ou un tel, aucune personne n’est substituable à un autre. La parole est acte. Elle s’adresse à la singularité désirante de l’autre – pour la secouer et l’éveiller – et elle réclame, de la part de celui qui assume avec sérieux sa mission auprès du jeune, la mise en jeu de sa propre singularité, au-delà de ce que la loi et les règlements peuvent exiger du simple « travailleur social ».
Échapper à l’emprise de « la réalité »
Dans son mémoire professionnel – son titre en entier : De l’aporie de l’idéologie à l’avènement du concept dans l’objet de l’acte éducatif, géré au sein d’une entreprise sociale de prévention spécialisée –, Marie-Hélène Aimé mettait en valeur la place primordiale du concept. Dans cette orientation, il s’agissait d’inscrire un fléchissement structurant à la tyrannie du purement factuel. En effet, la vision sociologique détermine en grande partie la perception en prévention spécialisée : les phénomènes ressortissant au dysfonctionnement des populations, des familles et des individus sont abordés alternativement comme expression des injustices sociales et comme défaillance des déviants. Cependant, à défaut d’un outil conceptuel permettant d’appréhender ces signes du malaise dans leur portée et dans l’enjeu qui les définit, le travailleur social se retrouve seul face à des faits qui ne peuvent que conforter ses préjugés : les phénomènes bruts viennent envelopper une orientation subjective tacite qui résiste à toute délimitation et à la précision conceptuelle. La suprématie affirmée des faits représente, en effet, un piège, comme le souligne Jean-Claude Milner : « Se soumettre aux faits, s’incliner devant la nécessité, respecter ce qui, d’être une fois, a nécessairement toujours été : tel est le secret des réalismes, tant politiques qu’esthétiques. » (10).
Le préjugé, sur le plan personnel, devient idéologie – généralement, elle aussi, non-dite – sur le plan de la collectivité. En effet, sans orientation conceptuelle, comment discerner ce qui anime les diverses demandes auxquelles le travailleur peut faire l’objet – de la part de l’État, de la société, de la politique –, si ce n’est en simplement opposant une autre idéologie de fortune, bricolée à partir de son propre vécu et des discours ambiants ? Le travailleur ne peut que se vouer à suivre des injonctions contradictoires, ballotté par les effets de mode. Certes, il y trouvera peut-être son compte, dans un interminable travail de Sisyphe, reconnaissant, dans l’inefficacité et l’échec répété, la confirmation du caractère irremplaçable de son sacerdoce. Mais ce n’est pas, là, ce qui peut donner la mesure de l’humain.
Or, le parti-pris conceptuel s’oppose radicalement à ce qu’il faut reconnaître comme une forme de positivisme : « Le positivisme […] c’est la croyance à l’absolu du fait, et alors les concepts apparaissent, dit Heidegger, comme de simples expédients. » Or à l’époque moderne, le philosophe Heidegger renverse cette proposition, affirmant : « Un fait n’est ce qu’il est qu’à la lumière du concept qui le fonde. » (11). On peut aussi lui opposer le mode fictionnel de l’allégorie que nous transmet la littérature et qui supporte des créations aussi exigeantes et dépouillées que celles d’un Samuel Beckett : « Une fois que l’on entre dans l’allégorie, on nous dit que le monde pourrait être comme cela mais, en même temps, le monde n’est pas comme cela. » (12).
Grâce à cette optique, il s’agit de dépasser l’interminable litanie des faits observés pour accéder à une orientation qui permettra de les lire et, partant, de les traiter. Car se contenter d’orienter son action en fonction des simples « faits », c’est se soumettre au couple demande/satisfaction, s’enfermer dans leur cercle enchanté. Or, la pratique démontre que le sujet est mu par un désir qui ne saurait se satisfaire de l’adhésion à la simple demande : « Qu’il y ait un au-delà des demandes, voilà donc ce sur quoi il ne convient pas de fléchir, et ne pas céder sur son désir, c’est d’abord ne pas céder sur le réel qu’il y en ait. » (13).
Dès lors, le réel subjectif se situe en extériorité par rapport au vernis des faits bruts, étant identifiable à la fenêtre qui permet de les interpréter : « […] le corrélat du cadre de la fenêtre, c’est le sujet voyant. » (14). C’est à partir de ce cadre structurant que le concept permet de saisir le sujet : simultanément et diversement celui qui s’adresse à la prévention et celui qui accueille cette demande. Ce mouvement qui réunit les partenaires au moyen de l’adresse se définit ainsi : « Tout cadre est à la fois marque du regardeur et appel au regard. » (15). Un tel cadre doit donc donner à la Prévention son mordant conceptuel, l’orientant sur la réalité du sujet, là où celui-ci reste réfractaire aux injonctions, où il se révèle à jamais capable de dépasser de tous les déterminismes.
Reconnaître à la pensée sa vocation à avoir des effets réels suffit pour bannir tout soupçon du verbiage : la pensée est appelée à toucher tous les domaines de la vie, à tout attirer dans son cercle, sans réserve. Marie-Hélène Aimé ne ménageait aucune distinction entre son travail dans l’aire sociale et ce qu’elle pratiquait dans d’autres domaines de sa vie : unité dont elle témoigne dans son mémoire. Elle soumettait tous ses propres actes à la réflexion, scrutant et pesant non seulement les conséquences, mais aussi les « conséquences des conséquences », dans ce que celles-ci ont de proprement inimaginable pour un sujet. Ces conséquences démultipliées de manière exponentielle, qui ne peuvent qu’échapper à notre contrôle, sont ce dont il est le plus facile de se dédouaner, puisque personne ne songerait à nous en tenir rigueur. Cependant, Marie-Hélène Aimé n’hésitait jamais à les assumer. Il était primordial, pour elle, de discerner la place qu’elle occupait subjectivement dans toutes ses actions, la signification que celles-ci pouvaient avoir pour elle, pour son orientation et son investissement dans la vie.
Mue par cette rigueur issue d’une expérience aiguë de l’importance de tous nos actes, elle était sans concession devant la violence, la couardise et le refus de savoir manifestés par les jeunes qui s’enferment dans la déviance. Elle n’excusait pas les actes de délinquance sous prétexte qu’ils seraient la simple réaction à une attitude hostile émanant de la société ambiante : elle récusait une telle vision binaire et complaisante. Fidèle aux jeunes, au un par un, jusque dans les comparutions devant les tribunaux, elle était aussi intransigeante avec eux qu’avec certaines provocations policières ou, encore, les injonctions – pourtant faisant partie de la mission institutionnelle – de produire la quiétude sociale. Là encore, il n’y avait pas de domaine réservé, pas de « métalangage » justifiant un tableau faussement universel qui conforterait l’arbitraire des préjugés éducatifs.
Le refus de se soumettre à la réalité ambiante – telle que celle-ci se simplifie dans l’intérêt de la consommation de masse dans le discours du journal ou de la politique – émanait d’une prise directe sur la réalité subjective. Loin de se plier au convenu et aux idées reçues, Marie-Hélène Aimé prenait des risques réfléchis.
Un exemple concret se trouve dans les « séjours autonomes » qu’elle institua : afin de ménager une transition pour certains jeunes – appelés, en raison de leur âge, à cesser leur prise en charge –, elle organisait des séjours financés par l’association (transport et hébergement), mais dont les frais sur place devaient être assurés par les jeunes eux-mêmes. Le seul accompagnement passait par la parole, lors de la préparation puis, durant le séjour, par téléphone. Les jeunes se trouvaient alors seuls responsables de la réussite ou de l’échec de leur séjour. Moment de « sevrage » où les jeunes prenaient la mesure à la fois de la séparation et de la consistance de la parole d’un autre qui ne cessait d’être à leurs côtés.
Alors que le domaine de la réalité et du « possible » se limite au cercle clos de la demande et de la satisfaction, Marie-Hélène Aimé s’efforçait de resituer le possible sur son fond de son envers : l’impossible. Dans ce contexte, ce qui se nomme « risque » désigne ce qu’elle misait matériellement pour que l’autre pût accéder à une préhension de ce qu’il en était de son désir, de ses réelles aspirations. Marie-Hélène Aimé savait qu’il faut désirer et risquer pour l’autre, afin que celui-ci puisse loger son désir dans la brèche ainsi ouverte dans son univers confiné. À partir de cette ouverture, une fois que le sujet réussit à formuler des demandes – qui, jusqu’alors, restaient cachées derrière des revendications dictées par des représentations collectives –, il pourra un jour, à son tour, prendre les risques grâce auxquels son propre désir trouvera expression et consistance.
Cette approche, que Marie-Hélène Aimé exemplifiait, est tout le contraire d’une position surplombante où l’intervenant serait délesté de sa responsabilité. Désormais, c’est le désir du travailleur social qui est en cause ; et la réalité de ce désir – ou, a contrario, son peu de réalité… – est nécessairement lisible dans ses effets. Loin d’être une conception abstraite, il s’agit d’une approche des plus concrètes, dont les modalités restent ouvertes à l’échange en contrôle et en évaluation.
Le Précieux et l’occasion
Le précieux faisait partie intégrante de l’éthique de Marie-Hélène et de sa manière de s’adresser à l’autre. Elle se révoltait contre toute velléité de céder au misérabilisme, qui ne peut avoir qu’une conséquence : le ravalement de la mise subjective. Elle affirmait que ce qu’il faut promouvoir de qualité, dans les relations humaines, se doit d’incorporer une dimension de création et de beauté.
Son constant souci d’esthétique s’articulait dans l’importance de miser sur « du précieux pour arrimer le symbolique ». Une question également de savoir, emblématisée dans l’intérêt qu’elle exprimait pour les Précieuses du XVIIe siècle… Aussi théorisait-elle la nécessité d’« un support suffisamment précieux pour éveiller la curiosité, susciter le désir et arrimer une mise au travail ». Loin de se mettre au diapason de l’image des « cités », le travail de prévention devait porter la marque d’un « style » où la singularité de chacun trouverait sa place. C’est à la lumière de ce souci constant d’esthétique que le travail de Marie-Hélène Aimé rejoignait l’énoncé de Victor Hugo, dans le titre de son œuvre L’Utilité du beau, texte qui contient sa formulation théorique : « […] la forme, c’est le fond ».
Non un précieux accessoire, non un goût du luxe, de l’éclat ou du faire-valoir, destinés à recouvrir une absence de consistance : Marie-Hélène Aimé récusait de telles valeurs. Le précieux en question la soutenait de manière vitale, la poussait à la recherche d’objets de beauté portant la marque de la création, l’empreinte de la singularité, comme le pointe le titre du livre de François Cheng : Toute beauté est singulière (16).
Dans son travail avec les jeunes, la dimension du précieux intervenait non seulement dans l’exigence d’activités qui aient une tenue ou, à une époque, des voyages réguliers à Londres pour ceux participant à l’atelier d’anglais – événements exceptionnels qui aimantaient les aspirations de beaucoup d’entre eux –, mais aussi dans les énoncés empreints de poésie, formant le titre des programmes adressés aux jeunes, témoins de la recherche de signifiants susceptibles d’éveiller le désir. Le cachet du beau marque ce qui, du sujet, s’excepte du ravalement de la série, face auquel beaucoup de jeunes cèdent à la tentation de faire bande comme refuge et comme manière de se doter d’une individualité de rechange.
Son maniement du précieux se manifestait avec éclat dans les fêtes que Marie-Hélène Aimé organisait, tant avec les familles, les jeunes et les résidents du quartier, que pour d’autres groupes de professionnels. Au-delà de son efficacité reconnue dans le domaine de l’organisation, Marie-Hélène y faisait œuvre de création ; non seulement en concevant des décors et des tables, marqués par leur éclat et leur harmonie mais, en organisant un événement convivial, elle créait une communauté où la parole circulait et où, dans la confiance, l’ouverture et l’enthousiasme, le savoir s’élaborait. À ses yeux, le savoir ne peut être une chose pétrifiée, réservée à un cercle d’initiés : il se doit d’être ancré dans la vie, enraciné dans le réel et articulé au lien entre individus. Ce précieux-là était destiné à souder et à consolider les liens. Porté par l’esprit de générosité qui lui offre un lieu où s’épanouir, le savoir s’élabore, s’échange et se partage.
La fête n’est pas simple dépense et loisir : elle recèle un principe d’efficacité. Elle donne – comme fruit d’une élaboration – à l’occasion sa singularité absolue, son caractère irremplaçable. Elle signe ce qui a eu lieu, ce qui nous a saisis et transportés dans l’enthousiasme, dévoilant que nous avons été amenés à dire et à découvrir et qui nous a surpris. La fête nous laisse, après, avec le sentiment d’une perte de ce qui nous échappe irrémédiablement mais qui, aussi, peut nous revenir sous une forme renouvelée. La fête est l’occasion créée, provoquée, où du contingent peut advenir : de l’imprévue, du non imaginé.
Comme le théâtre – conformément à la pensée et la pratique de Corneille – et comme le jeu, elle représente une activité éminemment libérale : « Libérale parce qu’elle ne peut pas se penser si on ne fait pas l’hypothèse d’un sujet libre et désintéressé, qui prend du plaisir à s’abstraire du réel, à occuper un position en retrait laquelle s’apparente, d’une part à la position esthétique, de l’autre à la position spéculative du chercheur. » (17).
Dans les fêtes créées par Marie-Hélène Aimé, s’exprimait la volonté décidée de construire un monde où les irréductibles différences puissent informer des échanges, où elles puissent en être la cause ; des échanges rendus possibles par une rupture d’avec l’inertie des haines, des rancunes, des vœux de destruction. L’entreprise « éducative », dans ce contexte, est tout le contraire d’un effort d’adaptation qui, elle, repose sur le déni du désir. Pour Marie-Hélène Aimé, éduquer signifiait non pas rendre les personnes conformes, les rendre inoffensives mais, avec le non-conforme de chaque sujet, faire lien. Il s’agissait de produire la contingence par laquelle le désir absolument réfractaire de chacun pût s’articuler au champ du collectif. Dans les mots de Marie-Hélène Aimé : «[…] force est de constater que, dans la fête et par la fête, ce qui était distendu se conjoint dans un dialogue renouvelé.» (18).
Si la fête était l’occasion exceptionnelle, les moments de convivialité avec les jeunes étaient constants : celle-ci ne visait pas à nourrir une trompeuse impression de complicité et de parité. Une réelle convivialité ne peut se concevoir que dès lors que l’on institue un cadre des plus rigoureux, où le savoir et l’engagement dans la parole se trouvent à l’honneur. À ces moments, la transmission occupait une place essentielle : Marie-Hélène Aimé relatait anecdotes, incidents saillants propres à chacun. Ainsi, à des jeunes privés d’une inscription symbolique, portés par les injonctions de l’éphémère à la mode, Marie-Hélène Aimé restituait un passé et une historicité – des épisodes marquants de leur rencontre avec l’association – afin que chacun pût s’approprier son propre passé et y voir la marque de sa singularité portée par un autre de confiance.
Un style
À son travail en prévention spécialisée, Marie-Hélène Aimé inscrivit ce qu’elle appelait un style : non pas une collection de tics traduisant une fixation identitaire mais ce qu’elle définissait comme une manière de faire avec la chose intraitable en chacun. Dans le style se trouvaient noués le précieux de l’esthétique, la rigueur et la fidélité dans la parole et un regard constant sur le réel subjectif.
Marie-Hélène Aimé répondit, dans ses projets, dans ses paroles et ses actes, à l’exigence formulée par Jean-Claude Milner, constatant la défection de la modernité face aux aspirations d’imprimer un infléchissement réel au monde ; défection qui prend le nom de la métonymie et du prosaïsme du « journal » :
Que quelque chose du journal ait lieu et que cela puisse se dire dans une langue délivrée du journal, j’en sais pour qui cela se dit « pensée », d’autres pour qui cela se dit « roman » […] quoi que ce soit d’autre en cette fonction sont cela au regard de quoi l’aujourd’hui peut encore compter. Au regard de quoi il est des passants considérables. C’est-à-dire que les jours sont distinguibles. Que l’ennui n’a pas définitivement resplendi. Que la prose est possible. (19)
Marie-Hélène Aimé répondit pleinement au vœu exprimé par ce penseur, au possible dont il fixe les linéaments. Pour la Prévention, Marie-Hélène Aimé brisa le carcan du quelconque, pour y restituer l’indépassable réalité du sujet : elle délivra la prévention de son malheur de travail éducatif.
Son œuvre fut récompensée par les honneurs (20), le résultat du travail et du désir d’une seule, de la singularité d’un désir. Un exemple atypique qui ne cadrait pas avec les normes mais qui, par son sérieux, son exigence, et son éthique répondait au centuple aux visées de la prévention. Une telle approche atypique n’obtient pas – loin s’en faut – l’adhésion de tous : l’on n’est pas toujours apprécié si, par la réalité de son désir, l’on met l’autre en demeure d’interroger ses propres pratiques. Cependant, la preuve est là : l’efficacité où seule, comme force dynamique, Marie-Hélène Aimé réussit à porter sa marque sur des quartiers et sur des générations successives. Il n’est pas interdit – bien au contraire – de tirer enseignement d’un cas singulier.
On dira que ce que Marie-Hélène Aimé réalisa reste « inimitable » : certes, ce qu’elle entreprit et ce qu’elle réalisa reste exceptionnel. Cette qualité ne doit, cependant, pas faire prétexte à aucun de se dédouaner de son devoir. De même que l’on ne peut, par définition, « reproduire » la singularité, il faut la réinventer pour soi. Celle-ci ouvre à la série : elle la fonde. À chacun de se pencher sur soi-même pour voir comment répondre à une formidable ouverture – le trait ouvrant le cadre – qui réordonne nos perspectives. Marie-Hélène Aimé ne cessa de montrer un exemple éblouissant et l’un de ses préoccupations primordiales était de transmettre, de faire enseignement. Ce qui laisse la charge à chacun de relever l’esprit de ce qu’elle a fait, avec les moyens qu’elle a élaborés, dans le style qu’il incombe à chacun de découvrir (21).
1. Le sigle TVAS était hérité des prêtres ouvriers qui travaillaient auprès des jeunes, après la Seconde Guerre mondiale, dans les quartiers nord de Paris délimités par les squares et stations de métro : Trinité, Vintimille, Anvers et Sacré-Cœur. Les instances de tutelle des clubs et équipes de Prévention spécialisée sont Paris (ville et Département) et le Bureau des Activités de Prévention pour la Jeunesse, au sein de la Dases (Direction générale de l’Action sociale et de la Santé).
2. Jean-Claude Milner, De l’école, Paris, Seuil, 1984, p. 57.
3. Idem, p. 57.
4. Idem, p. 58.
5. Jean-Claude Milner, « Constat », in Constats, Paris, Gallimard (« Folio ; essais »), 2002, p. 15.
6. Idem, p. 19.
7. Idem, p. 56.
8. Idem, p. 59.
9. Voir Jean-Claude Milner, Les Noms indistincts, Paris, Verdier (« Verdier poche »), 2007, p. 48 s.
10. Idem, p. 21.
11. Cours de Jacquer-Alain Miller du 23 janvier 2008 (inédit).
12. François Regnault, « Situations du théâtre : passe, impair et manque », (http://www.positions.fr/2/textes/regnault.htm). On se reportera aussi avec profit aux analyse de Catherine Kintzler de l’idée de « désinvestissement » dans le théâtre : « Cette étrange humanité du théâtre tragique ne se forme pas en effet par ressemblance et différence de proche en proche, car cela ne peut guère former que des groupes hasardeux, de simples attroupements coutumiers : elle s’autorise par son étrangeté même d’un principe profond de similitude qui rend chacun de nous, au parterre du théâtre, inquiet et soucieux de lui-même, découvrant que l’étrangeté réside en son propre sein. » (« Classicisme et violence : du désinvestissement à l'authenticité ». http://www.mezetulle.net/article-25445225.html)
13. Jean-Claude Milner, Les Noms indistincts, op. cit., p. 120.
14. Gérard Wajcman, L’Objet du siècle, Paris, Verdier (« Philia »), 2004, p. 153.
15. Idem, p. 153.
16. François Cheng, Toute beauté est singulière, Paris, Phœbus, 2004.
17. Catherine Kintzler, « Sport, jeu, fiction et liberté : Lecture de W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec », (http://www.mezetulle.net/article-3029425-6.html).
18. Extrait du Rapport d’activité pour l’année 2005.
19. Jean-Claude Milner, « Mallarmé au tombeau » in Constats, op. cit., p. 218 cf. p. 208. Milner y fait une remarquable analyse du sonnet de Mallarmé « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui ».
20. Marie-Hélène Aimé fut nommée au grade de Chevalier dans l’Ordre national du Mérite (1994), et dans l’Ordre des Palmes académiques (2003).
21. Notons ici que les assauts conjugués des instances – communément réputées tutélaires – sont enfin parvenus, en 2009, à mettre fin à l’association fondée par Marie-Hélène Aimé.